vive le québec live
Petit article de Télérama :
Au pays de Céline Dion, une poignée
d’auteurs-compositeurs nourris au rock et dotés d’un sens inné du spectacle
font souffler un courant d’air frais sur la scène francophone.
Un après-midi de janvier, rue Sainte-Catherine, une
des artères principales de Montréal, qui la traverse de part en part. Six
degrés centigrades, soleil éclatant, promeneurs en tee-shirt, une vision du
printemps en plein hiver. Dans quelques heures, une tempête de neige s’abattra
sur la ville, et le thermomètre dégringolera jusqu’à - 15 degrés. « Chez nous,
la météo et la musique, c’est pareil, sourit Pierre Lapointe : que du contraste
! » A 24 ans, silhouette longi-ligne et tignasse ébouriffée, il est l’un des
talents les plus prometteurs de ce qu’il faut bien appeler « la nouvelle scène
québecoise ». Oubliez la cohorte de chanteuses hurleuses exportées du froid qui
ont envahi nos ondes depuis quelques années, les Dion, Boulay ou autre Marie
Carmen. Oubliez aussi les incurables nostalgiques de Félix Leclerc ou de Gilles
Vigneault, avec rimes lyriques sur accent rocailleux. Le Québec, ça n’est pas
que le pays des cabanes enneigées, du sirop d’érable et des artistes à voix. Il
se passe quelque chose dans la chanson francophone de là-bas. Et les maisons de
disques françaises ne s’y trompent pas, qui vont régulièremt faire leur marché
le long des rives du Saint-Laurent. Ainsi, outre le Pierre Lapointe susnommé,
débarquent chez nous Marie-Jo Thério, fantasque elfe blond aux chansons
lunaires, Ariane Moffatt, ballerine vocale à l’électro-jazz agile, Dobacaracol,
duo d’intrépides globe-trotteuses des rythmes, ou Dumas, pop-rockeur enluminé.
Tous ces jeunes auteurs-compositeurs-interprètes bousculent rites et clichés sans se soucier ni des modèles locaux ni des cousins anglo-saxons. Ou plutôt en les mélangeant, les triturant pour en extraire la substantifique moelle et proposer leur élixir à eux. La plupart ont entre 25 et 35 ans, ont grandi avec Clash ou Nirvana plus qu’avec Charlebois ou Beau Dommage. Mais tous ont l’amour de la langue française, béguin qui est aussi un acte de résistance, dans un pays cerné géographiquement et culturellement par les Etats-Unis.
« Chanter en français, pour moi, c’est presque un geste politique, affirme
Dumas. Pour écrire dans une langue, il faut avoir grandi avec. » A 26 ans, il a
déjà publié deux albums et composé la musique du film du comédien, humoriste et
réalisateur Yves Pelletier, Les Aimants. Son dernier CD, Le Cours des jours,
est un langoureux cocktail d’électro-pop et de rock sixties, aux arrangements
chantournés, entre trip-hop et psychédélisme. Malgré ses influences résolument
binaires, entre Smashing Pumpkins et Cure, et son prénom à consonance plutôt
saxonne (Steve), Dumas le preux francophile se garde d’utiliser le moindre mot
anglais dans ses chansons: « J’aurais l’impression de trahir ma culture. » Ce
qui n’est nullement le souci de Marie-Jo Thério, dont l’album jongle entre
ballades déchirantes, swing de music-hall ou comptines pop, avec des phrases au
jargon « québecoglais » du style « T’es tellement smooth quand t’allumes ta
smoke »… « Plus que les mots, m’importent les sonorités, les ambiances »,
confie Marie-Jo. Côté ambiance, cette ex-héroïne d’un feuilleton télé très
populaire au Québec (là-bas on dit « téléroman ») ne craint personne. Jolie
gueule d’atmosphère, sorte de croisement de Cosette (elle joua le rôle dans la
comédie musicale Les Misérables), de Kate Bush et de fée Clochette, l’enfant du
Nouveau-Brunswick tisse d’une voix à la raucité enfantine un étrange univers
aux paysages enneigés, où les arbres s’entêtent à porter des fruits, où l’on se
love dans la tiédeur d’un café nommé Robinson pour mieux écouter la saga
d’Evangeline, héroïne de la révolte acadienne. Sur scène, dans une
semi-obscurité parfois lardée de projections de films, elle bouscule le
spectateur, partagé entre émotion, rire, ravissement et malaise. Sa formation
théâtrale n’y est pas pour rien.
Le théâtre, c’est aussi le dada de Pierre Lapointe, olibrius protéiforme à la
voix de velours acide, capable de proposer trois spectacles différents dans la
même année, de se produire avec un orchestre de musique contemporaine ou un
quatuor à cordes, de brasser le menuet à la Jean-Baptiste Lully ou
l’électronique la plus avant-gardiste. Ce grand gaillard aux faux airs de
premier communiant pervers, venu tardivement à la chanson après des études d’arts
dramatique et graphique, adore jouer les dandys arrogants et nonchalants. Lui
qui se revendique de Marcel Duchamp et des surréalistes affirme avoir grandi
avec Björk et les Beastie Boys, cultive autant le souci de l’image que celui du
son. Chacun de ses concerts est mis en scène avec un soin maniaque. Le dernier,
La Forêt des mal-aimés, le fait évoluer dans un sous-bois dont les silhouettes
d’arbres sont sculptées à même les rideaux. C’est Errol Flynn croisant Alice
dans la forêt de Sherwood… « J’essaie d’appliquer à la musique les différents
chocs artistiques que j’ai eus dans ma vie. Pour moi, tout vient des arts
visuels. Quelqu’un comme Piet Mondrian, un peintre néerlandais abstrait du
début du XXe siècle, qui travailla sur les couleurs, m’a énormément influencé.
La musique doit être en couleurs ! En studio, pour faire comprendre aux
musiciens l’ambiance musicale que je désire, je leur montre des photos. »
Carole
et Doriane, alias Dobacaracol, deux bourlingeues qui swinguent en brésilien, en
wolof ou en hébreu.
Tiens, voilà sans doute ce à quoi devraient réfléchir
les jeunes baladins un tantinet nombrilistes de chez nous, ceux dont la
conception du récital se limite trop souvent à gratter une guitare, le pied sur
un escabeau, en fredonnant de jolis vers bien troussés. Frappe, chez nos
cousins québécois, un sens quasi inné du spectacle, de la mise en scène.
Chanter, c’est aussi raconter des histoires, tradition sans doute héritée des
veillées d’antan. Les histoires, Dobacaracol s’en va les puiser aux quatre
coins du monde. Ces deux bourlingueuses qui mélangent chanson et world music,
percussions et harmonies vocales partagent une même passion : le voyage. Le style
sac à dos et Pataugas, hors des sentiers battus du tourisme musical. Les deux
filles, Carole et Doriane, se sont croisées en 1998, dans… une rave. Rencontre
improbable d’une ancienne championne de snowboard native de
Colombie-Britannique et d’une chanteuse de rue d’origine française. Dès le
lendemain, elles décidaient de faire de la musique ensemble. Armées d’un
recueil de proverbes africains mis en musique par leurs soins, elles hantent
les bars de Montréal avant de réaliser trois ans plus tard leur premier album,
au titre éloquent de Calme-son. Hébreu, espagnol, brésilien, wolof, peu leur
importe la langue, pourvu qu’elle swingue et résonne. Vive le rythme et la
phonétique ! Doriane et Carole (Dobacaracol vient de la contraction de leur
deux surnoms) s’ébattent et caracolent désormais du Japon en Australie, en
compagnie de quatre musiciens menés par Momo, le batteur ivoirien chef de file
de la « connection black » de Montréal. Leur dernier disque, Soley, les fait
poser en amazones sexy et bigarrées, batifolant dans un champ de blé. Grâce au
titre Etrange, sorte de ritournelle sensuelle et ensoleillée façon Manu Chao,
l’album a déjà dépassé les 40 000 exemplaires au Québec. Un excellent score
dans un pays d’environ 7,5 millions d’habitants, où l’on est couronné disque
d’or avec 50 00 ventes (100 000 en France, pour 60 millions d’habitants…).
Etonnant marché que celui du disque au Québec : les labels locaux y
représentent près de 80 % des ventes, laissant à peine 20 % aux compagnies
multinationales, phénomène unique dans les pays occidentaux. Tel Indica
Records, structure indépendante créée par d’anciens punks qui, outre
Dobacaracol et d’autres musiciens, distribue aussi des artistes français comme
Sanseverino, La Rue Ketanou ou Tryo. La société Audiogram, créée par Michel
Bélanger, frère du chanteur Daniel Bélanger, s’enorgueillit, de son côté, de
compter à son catalogue quelques-uns des fleurons de la chanson du cru : comme
Jean Leloup, sorte de croisement entre Higelin et Iggy Pop, parrain punkoïde et
foutraque de la nouvelle scène locale, Marc Déry, folk singer bucolique capable
d’évoluer entre jazz, classique et musique du monde, ou Karkwa, rockeurs
atmosphériques, qui ont collaboré avec Brigitte Fontaine. Outre ceux de Pierre
Lapointe, le label publie aussi les albums de l’étonnante Ariane Moffatt.
Imaginez un petit bout de femme pétillante, au gosier rivalisant avec les plus
grandes chanteuses de jazz, juchée derrière ses claviers et parsemant ses
chansons à la mélancolie narquoise d’arrangements électroniques que ne
renieraient point Björk ou Madonna. Elle qui cite Nick Drake, Tori Amos ou Ben
Harper parmi ses influences majeures a remporté il y a quelques années le
concours télévisé de L’empire des futures stars, sorte de Star ac locale, avant
d’être découverte par le public français à la faveur d’une chanson de M, La
Bonne Etoile : « Je l’ai croisé un jour à Montréal, raconte-t-elle, il était
assis à une terrasse de café. Je l’ai abordé en lui proposant de faire un remix
d’un de ses titres : il a accepté et c’est devenu un duo. Ma bonne étoile,
c’est un peu lui… » Depuis, Ariane a suivi le fil, perfectionnant encore sa
technique vocale dans un nouvel album qu’elle présentera en France au mois de
mars, en première partie de la tournée d’Alain Souchon.
Acoustique ou électronique, sensuelle ou trépidante, résolument moderne et
suavement surannée, images et rythmes au diapason, la nouvelle chanson
québecoise pourrait bien insufler un courant d’air salutaire dans le paysage
musical francophone. Côté binaire, Cowboys Fringants, gang tonitruant façon
Mano Negra du froid, ou Malajube, combo punk mélodique, font déjà la pige au
rock d’ici. Bref, ça vit, ça bouge, ça galope. Comme dit Pierre Lapointe, « je
ne veux pas être perçu comme un chanteur franchouillard, plutôt comme un
peintre qui expérimente ». Une belle galerie de tableaux.
A ECOUTER :
Pierre Lapointe, "La Forêt des mal-aimés", Audiogram (à
paraître en septembre, ffff).
Concerts : les 24 et 25 avril au Café de la danse, Paris 11e.
Dumas, "Le Cours des jours", Tacca Music/Exclaim (fff).
Concert : le 28 avril à la Cigale, Paris 18e.
En tournée du 30 mars au 13 mai.
Dobacaracol, "Soley", Wagram
(à paraître le 2 mai, fff).
Concerts : le 28 avril à Ivry-sur-Seine, les 2 et 3 mai à l’Opus Café, Paris
10e.
Ariane Moffatt, "Aquanaute" (lire Télérama no 2912, fff)
et "Le Cœur dans la tête" (à paraître le 15 mai, ffff), Labels/Virgin.
Concerts : du 16 mai au 3 juin, à l’Européen, Paris 17e.
Marie-Jo Thério, "Marie-Jo Thério", Naïve (lire
Télérama no 2889, fff).
Concerts : du 12 au 29 avril au Théâtre du Renard, Paris 4e.
Jean Leloup, "Je joue de la guitare", compilation 1985-2003, Audiogram
(à paraître en mai, fff).
Philippe Barbot
(envoyé spécial à Montréal) |
Télérama n° 2929 - 1 mars 2006 |